samedi 26 octobre 2013

"?" de Quentin Tarantino



Le dernier film de Quentin Tarantino n’a pas encore vu le jour, mais il marque une réelle rupture dans sa cinématographie. Certains diront que c’est le film de la maturité pour ce réalisateur puéril. D’autres seront déçus. Beaucoup seront déçus. En tout cas, son dernier film ne laissera personne indifférent.

Son titre déjà interpelle. Imprononçable, il est pourtant le plus beau titre qu’il pouvait trouver pour ce film qui parle de l’innommable, qui parle d’un jeune homme dont le geste irréparable laissa le monde sans voix. 

Le film commence par un long plan-séquence sur la musique envoûtante d’Eluvium, « The Motion Makes Me Last ». Un étudiant comme les autres arpente les couloirs de son université tel un fantôme. Il rase les murs. Il est peu communicatif. Probablement timide ou perdu dans ses pensées. Quand on lui parle, il semble qu’il aimerait répondre, mais les mots lui restent en travers de la gorge. Certes l’anglais n’est pas sa langue maternelle. 

Lorsque ses parents décidèrent de quitter la Corée du Sud pour vivre le rêve américain, il avait huit ans. Quand bien même l’anglais n’est pas sa langue, il doit se forcer. Faire l’effort pour s’intégrer. Jouer les apparences pour se fondre dans le décor, mais le cœur n’y est pas. Les mots qu’il doit enchaîner à la suite de ceux qui emportent le monde dans sa litanie ne viennent pas ou trop tard. Les autres se détournent de lui, s’éloignent et versent leur flot de paroles dans le courant incessant des conversations sans but. Lui reste dans son coin, silencieux tel les héros de ces Western Spaghetti que Tarantino affectionne tant. Le regard noir du jeune homme ne laisse rien transparaître de sa pensée. Il incarne peu à peu ce titre mystérieux. 

C’est alors que le film bascule. Après plus de quarante minutes sans dialogue signifiant, l’espace cinématographique se dégage peu à peu autour de l’étudiant, la solitude s’installe et émerge du silence la voix intérieure du héros : claire, fluide, terrible. Elle glace le sang car elle nous donne soudain accès à ce qui se cache derrière le visage de marbre de cet acteur inconnu. Sa voix si puissante et assurée nous transperce le cœur. Nous comprenons que son enfermement dans le mutisme va progressivement susciter autour de lui l’indifférence et le mépris, une violence sourde, une mort sociale à laquelle il ne pourra échapper. Si seulement quelqu’un cherchait à le confronter, à le comprendre, à le faire sortir de ses gonds pour qu’il réintègre la communauté étudiante. Mais personne ne s’occupe vraiment de lui. Mis à part le spectateur, plus personne ne l’entend. 

A travers le regard de son héros, Tarantino s’intéresse alors à son compagnon de chambre, puis à son professeur de poésie et enfin à une étudiante dont le héros s’était amouraché. Tout ce petit monde se révèle inconsistant, ne cherchant en l’autre non pas un semblable, mais un moyen d’accomplir sa volonté de puissance. Après Haneke et Gus Van Sant, Tarantino apporte sa pierre au mystère des crimes de masse. 

Son film s’interrompt brutalement juste avant le drame par un écran noir sans crédits. Seule résonne pendant de longues minutes la voix véritable de l’étudiant meurtrier confessant sa haine pour tous ceux qui ont ignoré sa souffrance. Le néant a remplacé la violence graphique qui faisait la réputation de Tarantino. Ce réalisateur aussi talentueux que puéril semble vouloir se confronter désormais aux limites de son propre cinéma en posant cette question : comment un film peut-il servir de miroir à une humanité qui ne sait plus voir au-delà de sa propre image ?

"Blue Jasmine" de Woody Allen


Blue Jasmine est un film qui vous étouffe, vous broie. Ses personnages sont des poupées de porcelaine brisées par les doigts noués de leur marionnettiste. Dans ses mains tremblantes, des restes de coquilles vides attendent que le vent se lève et emporte cette poussière vers les étoiles. Ce que cherche Woody Allen ne se trouve pas dans cette humanité mille et une fois maltraitée dans son cinéma, ni dans les paroles déchirantes de Jasmine, mais dans ce regard bleuté qui au dernier moment nous échappe. Ce que cherche Woody Allen est hors champs.

lundi 9 septembre 2013

"Only God Forgives" de Nicolas Winding Refn


Il n’y a que Dieu qui pardonne. Les hommes eux ne pardonnent rien. Ils ont du sang sur les mains depuis belle lurette, le premier crime étant celui d’une mise au monde et le reste un enchainement de petites morts.

Pas de pitié. Pas plus pour ses personnages que pour ses spectateurs. Nicolas Winding Refn ne veut pas prendre le sujet de son film à bras le corps. C’est quoi le sujet ? Celui qui hante le cinéma depuis toujours? N’en parlons-pas. Pas encore. Il ne veut pas en parler. Il ne sait pas quoi en dire. Il ne veut pas balbutier des banalités. Il ne veut pas se salir les mains. Il préfère se les faire trancher. Pour nous ce serait le soulagement. Ce serait vite réglé. Après un quart d’heure de torture, nous pourrions aller siroter une limonade à la terrasse d’un café et attendre que la vie nous surprenne au coin d’une rue, au détour d’un regard. 

Et bien non. Nicolas Winding Refn veut nous faire subir jusqu’au dégoût son impuissance à filmer une scène d’Amour, cette scène qui faisait déjà défaut à son film précédent. La sensualité du début de Drive était certes séduisante. Ryan Gosling n’y disait pas grand-chose, mais nous étions suspendus à ses lèvres dans l’attente qu’elles s’unissent à celle de Carey Mulligan. Mais la violence éclaboussa l’écran. 

Le sexe est-il si anti-cinématographique ? Serait-il si réel qu’il nous arracherait de la fiction, elle qui se voudrait plus réelle que le réel? Il embarrasse en tout cas la plupart des réalisateurs, même les plus grands. Reste le sang. Le sang serait alors la solution cinématographique pour montrer ce que nous n’osons regarder. Figurer l’invisible, exprimer l’ineffable. Et le sang étant si peu versé dans nos vies protégées fort heureusement de ses effusions, il incarne assez facilement la couleur de l’impossible, de l’impensable. Il est magique. Quand il s’écoule, notre souffrance - notre vie – semble réelle. 

Vraiment? Comme tout tour de magie, ce n’est qu’une illusion. Nous aimons y croire sans y croire. Nicolas Winding Refn n’y croit pas du tout. Shut! Ça lui fait mal. Il ne peut pas en parler. Pas touche! La blessure est vive. L’invisible n’est pas à sa portée. Il lui fait violence pour qu’il crève l’écran. Nicolas Winding Refn le cherche avec rage dans ses entrailles, mais ne fait que déchirer l’écran et nous martyrise jusqu’à l’épuisement. Il nous retire tous nos sens jusqu’à il n’y ait effectivement plus rien à ressentir, plus rien à voir, plus rien à dire, plus rien à aimer. L’invisible ne nous est plus accessible. 

Son film saigne, mais sa souffrance n’est pas réelle car la réalité de toute souffrance est un torrent de larmes. Certains diront que c’est beau tout de même, que la beauté seule peut émouvoir. La Thaïlande c’est rarement laid. De ses néons à sa jungle, c’est difficile de se rater. Si seulement il avait chopé cette fièvre tropicale qui aurait donné du fond à son film au lieu de le toucher. 

Nicolas Winding Refn serait-il un réalisateur qui aurait mal tourné? Il a clairement mal négocié son virage après Drive. Une sortie de route pourrait peut-être le remettre sur la bonne. Maintenant qu’il a assouvi ses désirs œdipiens, il pourrait enfin embrasser son sujet, celui avec un grand A, et pénétrer cet invisible qu’il n’ose regarder dans les yeux. Si Dieu existe il ne pardonnerait surement pas qu’on s’enivre de son sang sans jouir de son corps. De la tendresse, bordel!

dimanche 21 juillet 2013

"LIMBO" d’Arnt Jensen


LIMBO se situe dans la lignée de nombreux jeux vidéo au design simple mais envoutant qui constellent la toile depuis l’avènement des réseaux sociaux : THE COMPANY OF MYSELF, SMALL WORLDS, K.O.L.M., COMA, WARP GAME, TAKE A WALK, LOVED, BUT THAT WAS [YESTERDAY]. LIMBO n’est donc pas si original - l’êtes-vous ? -,  mais sa popularité croissante mérite qu’on s’y intéresse de plus près. Approchez-vous, n’ayez pas peur. Laissez-vous tenter par ses graphismes, son gameplay et son histoire minimalistes. Un enfant se réveille dans une forêt noire. Vous êtes cet enfant. Suivez cette ombre chinoise qui se détache du brouillard épais de votre pensée. Laissez-vous guider et avec lui explorez prudemment ce paysage monochrome. Mais soyez attentifs. De nombreux dangers mortels se fondent dans le décor. Votre solitude se confrontera rapidement à une violence sourde et mystérieuse. Gardez votre sang froid. Méfiez-vous de cette concupiscence acérée comme les pattes stylisées d’une tarentule. Mais que faites-vous ? Vous ne pouvez hésiter entre vous échapper ou vous perdre. Courrez, sautez, cherchez un sens à ce labyrinthe, des profondeurs de votre nature insondable jusqu’au sommet grisâtre de votre quotidien. Voyez ce puits de lumière. C’est votre salut. Remontez le courant de sa cataracte de blancheur et décrochez cette étoile qui brille dans le ciel de vos idéaux. Vous êtes proche maintenant. Avancez lentement pour ne pas l’effrayer. Quelques pixels vous séparent d’elle. Vous pensez vraiment pouvoir l’atteindre ? Sa pureté vous sera à jamais inaccessible. Vous aurez beau gaspiller votre vie à la revivre sans relâche, une princesse ne donnera jamais son cœur à un pauvre diable. Cet enfant, c’est vous qui ne voulez pas mourir, vous qui voulez encore y croire, vous qui ressuscitez sans cesse sous les coups meurtriers du réel pour aller jusqu’au bout de votre histoire. 

samedi 20 juillet 2013

"Like someone in love" d’Abbas Kiarostami


L’amour a cent visages. Lisse et lumineux, il semble peu se soucier des marques du temps. Les néons du cœur vibrant de Tokyo l’emporte jusqu’au petit jour où il prend des détours sinueux, là où la fraîcheur de la porcelaine se frotte aux nervures d’un cuir usé. Il s’éloigne des brisées d’une sociologie vieillissante, s’enivre de la rage de comprendre, se noie dans les larmes d’une jeunesse saoule. Il est l’innocence des première fois et la mélancolie du dernier repas. L’amour est sans visage et se perd dans les bruits de la rue. 

dimanche 14 juillet 2013

"World War Z" de Marc Forster


World War Z parle de zombies. Ça je l’ai compris. Certains dialogues moins bien. J’ai dû demander quelques clarifications autour de moi après le film. Ça fait plus de dix ans que je vis à Londres et des mots m’échappent encore. Ils m’échapperont toujours. Tout un monde m’échappe, mais au-delà des mots, tout un monde s’ouvre à moi. Celui de l’image. L’image de World War Z est assez terne. Elle survole des paysages ocre et s’enfonce dans des couloirs blancs. Et puis il y a cette image marquante, cette étoile bleue qui semble vouloir devenir la matrice du film : Jérusalem, un oasis assailli par la haine, un mur qui ne sauvera finalement pas le peuple élu. Ce n’est pas au cœur de la ville sainte, mais de celui d’un centre de recherche que l’homme trouvera le salut. C'est au cœur de la science que notre héros s’injecte une mort certaine pour sauver l’humanité de ces sans-cœurs avides d’éternité. Je n’ai peut-être rien compris. Je n’ai peut-être pas assez prêté l’oreille au discours politique du film. Je me fie aux images et elles me disent que peu importe si ceux qui ont la foi sont déjà sauvés et ceux qui ne l’ont pas sont déjà condamnés. Le zombie finira par tous nous dévorer car il n’est autre que cet autre qui porte en lui le plus mortel des virus : la vie.

lundi 24 juin 2013

"Man of Steel" de Zack Snyder


L’homme de fer s’est taillé un nouveau costume. Il a désormais l’air grave et le regard mélancolique. Il faut dire qu’il n’a pas eu une enfance facile le pauvre, forcé de tenir secret cette toute puissance qui fait défaut au commun des mortels. En attendant le moment propice pour révéler son identité à une humanité qui en a déjà tant vu, il couvre ses muscles d’un vieux blazer et masque ses yeux fiévreux sous une casquette de baseball. Il aurait pu finir dans une pub pour Pepsi si le vilain Zod ce n’était pas mis en quête de la barrette de « shit » qui lui permettrait de « kryptoniquer » jusqu’à l’origine du monde. Et pour l’empêcher de pilonner notre chère Gaïa, notre héros ultrabright fait le choix cornélien de respecter le vœu de son père bicéphale, de garder les pieds dans le purin et la tête dans les étoiles. Tel le Persée des temps post-modernes, il se met en tête de défier les cieux et d’embrasser son destin terrestre, quitte à décapiter toute une ville de ses gratte-ciels. J’aurais sûrement aimé partager son plaisir de voler comme un aigle et de brûler comme un soleil. J’aurais sans doute apprécié de pouvoir comme lui regarder sous les jupes des filles sans me pencher, mais notre surhomme ne déshabille malheureusement que des beautés à la radiographie frigide. Il est très difficile de s’attacher à un héros qui ne voit dans le sauvetage de la girl next door qu’un bon catch de quarterback. Rien ne le fait saigner, rien ne pourra nous arracher une larme. Les mystères de l’univers n’ont pas été « terraformés » et le souffle issu de ses profondeurs insondables n’a laissé sur le visage éphébique de Henry Cavill aucune trace d’émotion. Si Michael Shannon a su heureusement parasiter cette image de super héros d’Epinal, nous attendons cependant avec lui l’avènement d’autres tempêtes cinématographiques.

samedi 12 janvier 2013

"Ma Nuit avec des Philosophes" du 8 juin 2012



  C’est la nuit des philosophes à l’Institut Français de Londres. Ils ont chacun vingt minutes pour prouver que le monde n’est pas ce qu’il semble être. Il y a foule. Il y a du bruit. Je fais la queue au bistrot et attends impatiemment mon ballon de rouge, ma bulle d’air. Après une bonne demi-heure, je peux enfin savourer ma piquette en me dirigeant vers un des salons où la pensée est à l’œuvre. Je pénètre une salle à l’étage de l’institut. Elle est bondée. Je me fraye un chemin parmi les curieux et m’installe au fond accoudé au rebord de la cheminée. Le discours de la sommité de circonstance a déjà commencé sans que je m’en rende compte. Je n’entends rien. Certaines personnes se rapprochent, tendent l’oreille. Je décide de retourner dans le hall pour finir mon verre dans le brouhaha de la vie.
  La queue au bar s’est allongée. Les gens préfèrent le vin gratuit à l’art de penser, semble-t-il. A moins qu’ils attendent que l’alcool libère des idées longtemps oubliées. Je m’assois au pied de l’escalier de marbre qui mène au Cinéma Lumière et me plonge dans le programme de ce marathon philosophique de vingt-quatre heures. J’ai loupé les Existentialistes. Je cherche désespérément les Pessimistes lorsqu’une jeune femme s’assied sur une des marches devant moi. Elle me jette un regard furtif et semble s’excuser d’avoir troubler ma rêverie.  J’apprends qu’elle met en scène une pièce de théâtre sur Camille Claudel. Je l’imagine jouer le premier rôle. Je cherche dans ma mémoire. J’ai visité le musée Rodin. Je me souviens d’œuvres à la fois torturées et gracieuses. Elle me parle de sculpture en mouvement tout en scrutant la liste des discours à la recherche d’un sujet intéressant. Les boucles de ses cheveux vibrent à chaque fois qu’elle lève son regard sur moi. J’attends. Sa présence m’empêche d’écrire et pourtant je me demande si cette rencontre ne pourrait pas devenir le sujet d’une phrase sans ponctuation. Dans quelques minutes commence un colloque sur l’amour et le féminisme et voilà qu’elle s’éloigne déjà. Elle me demande mon prénom et me dit à plus tard. Je ne la reverrai peut-être pas. La vie suit son cours. Je reste sur la berge et la vois s’écouler entre mes doigts.
  Il y a un discours dans vingt minutes sur la mélancolie et Althusser. La puissance de ce mot m’envahit tel un frisson. C’est agréable. Je cherche à ne pas penser, à ne pas perturber cette sensation si fragile. Je voudrais l’embrasser, ne pas en saisir le sens, ne pas avoir à écrire. Je balaye la salle d’un regard lassé. Il y a une surreprésentation de barbus et de filles coincées. Ils mangent et boivent du café. Je commence à ressentir le poids de mes paupières. Je me surprends de penser à Camille Claudel. Un homme m’interpelle en s’asseyant devant moi. Il est visiblement éméché. Il cherche désespérément un discours sur le Marxisme, à parler. Je lui dis qu’il y en avait un sur Alain Badiou en début de journée. Maintenant c’est trop tard. C’est du passé. Il se dit émerveillé de voir tant de monde venir à ce genre d’événement. Cela lui redonne espoir en l’humanité. Il apprécierait cependant que les gens soient plus saouls pour que les langues se délient. La sienne a fourché. Il n’arrive pas à terminer son raisonnement. Il me sourit. Je ne sais que répondre. Je suis fatigué. Il insiste un peu, continue à blablater, puis se résigne face à ma passivité. Il se retire en me faisant un petit signe de la main timide. La sauce n’a pas pris. Sa pensée lui est restée en travers de la gorge et la mienne dans ces pages.
  Je repense à cette fille, à Camille Claudel. Elle avait quelque chose de plus que Rodin, me dit-elle. Cette femme avait du génie. Alors que je tournais autour de ses sculptures, je me rappelle avoir ressenti sa présence comme si une partie d’elle-même s’y était incrustée.  Je me demande si en se donnant on ne finit pas par se perdre. Elle ne reviendra pas, mais je sens qu’elle est toujours ici. Je lève les yeux et attends qu’un autre regard ravisse ma curiosité. Mon désir de m’abandonner s’éternise sur le papier.