dimanche 13 août 2017

"Life is Strange", Saison 2, Épisode 2: "Game Over"


Pour une expérience optimale, activez votre caméra et votre microphone.

Ma première sensation est une sensation de chaleur. Assis dans un fauteuil à la terrasse d'une large villa, je suis attablé devant un carnet noir ouvert sur des feuilles blanches. Je peux tourner la tête et faire le tour d'horizon d'un paysage d'été. Quelques cyprès laissent entrevoir une mer se diluant dans un ciel azur tacheté de voiles au trait clair.

Qu'est-il attendu de moi?

Je ne peux me déplacer sinon mon curseur sur la première feuille blanche. Je tape au hasard sur mon clavier. Les lettres s'inscrivent dans un style calligraphié. J'essaie de les effacer mais ne produis que des ratures. 

Dois-je écrire?

Je suis attablé à la terrasse d'une villa, un carnet ouvert devant moi. Un oiseau noir se pose sur la rambarde. Je l'observe et me viennent à l'esprit des images de films et de jeux vidéo où ces piailleurs ont souvent un rôle funeste.

Un autre se pose à côté de l'autre. Puis un autre corbeau. Un papillon bleu me distrait un instant avant de se dissoudre dans le ciel ou la mer. Je baisse la tête: des dizaines d'oiseaux noirs trépident sous mes yeux. Je suis cerné. Ils s'agitent, croassent puis soudain se jettent sur moi dans un froissement d'ailes. 

Écran noir.

Je me réveille dans un lit d'hôpital. Un docteur me tâte le poul.

– Comment te sens-tu?

L'icône en forme de microphone apparaît.

Je réponds sans conviction:
– Bien.
– Je suis heureux de l'entendre, me répond-il distraitement en allant s'asseoir près de la fenêtre. Il sort un carnet noir identique au mien. Il y griffonne des mots d'une courte plume. Je l'entends indéfiniment griffer le papier.

Dois-je parler?

– Je ne sais quoi dire.
– Parle moi de tes peurs.

Parler de ses peurs à un écran est un tant soit peu ridicule.

– J'ai peur de ne plus avoir le temps de laisser ma trace, lancé-je.
– Continue.
– J'aimerais créer un jeu vidéo qui ne serait pas ludique.
– C'est-à-dire?
– Une histoire frustrante qu'on ne pourrait sauter, sauver, pauser ou même arrêter avant d'avoir vécu la fin.
– La vie peut-être.
– La vie sûrement.
– Pourquoi un jeu vidéo?
– Parce que plus personne ne lit ou ne regarde religieusement. Tout se doit être ludique, interactif, gamifié; même le cinéma; même la littérature. On se joue de tout.
– Faisons une pause ici. Reprenons demain.

Le docteur se dirige vers un flacon de perfusion dominant mon lit comme la lanterne d'un navire. Il y tourne un petit robinet et l'image se trouble.

Écran blanc.

Je suis de nouveau face à une feuille blanche sur la terrasse d'une imposante villa. Le soleil est aveuglant. Les cyprès s'élancent comme des traits noirs vers une mer étale et un ciel sans nuage. Il n'y a pas d'oiseau sur la rambarde. Devoir réécrire la baratin de la première fois me fatigue déjà.

Dois-je continuer de jouer? 

10,9,8,7,6,5,4,3,2...

Je suis de nouveau face à la page blanche. Le soleil est agressif et les cyprès menaçants. Il n'y a pas d'oiseau sur la rambarde. Parler de ces créatures inquiétantes me fatigue. Je désire l'écran noir à défaut de changement de perspective. J'écris pour que ces parasites me dévorent, mais rien ne se passe. Je perds patience et écrase mes mains sur le clavier avec violence. 

La vue a changé. Je me suis légèrement déplacé. J'appuie sur les flèches de mon clavier et m'éloigne de la table et du carnet. Je fais le tour de la terrasse et entre dans une pièce où la pénombre règne. J'ajuste la luminosité de mon écran mais les noirs deviennent des aplats de gris. Rapidement je comprends que je ne peux me mouvoir que dans le périmètre défini par les projections de la lumière du soleil. Les zones d'ombre sont des murs invisibles. 

Je joue avec les volets des fenêtres et les persiennes pour éclairer une porte au fond de la pièce. Je l'ouvre et illumine le seuil d'un couloir où au loin j'aperçois une lueur qui me fait soudainement prendre conscience de mes battements de coeur. Elle m'attire irrésistiblement, mais plus j'essaie de m'en rapprocher, plus elle s'éloigne. Derrière moi, la lumière devient fauve. Je me retourne sur un terrifiant coucher de soleil qui envahit ma vision. Lui échapper m'est impossible, son attraction irrépressible. Cette boule de feu s'enfle et s'enflamme à vue d'oeil alors qu'elle plonge dans une mer de sang. A mes pieds, les rayons s'amenuisent, s'effilochent et laissent le paysage d'été glisser dans le néant.

Écran noir.

Je suis de nouveau dans le lit d'hôpital. Le docteur est à la fenêtre et noircit son carnet. 

L'icône 'microphone' apparaît.

– Ce jeu m'ennuie, soupiré-je.
– Ce n'est pas un jeu.
– Qu'attendez-vous de moi?
– Penses-tu que la vie se rembobine comme un film, que les moments désagréables se passent comme des cinématiques, et les moments heureux se revivent à l'envi comme des sauvegardes? 
– Je sais faire la différence entre le réel et le virtuel.
– C'est ce que nous allons voir.

Alors que je finis d'écrire cette dernière phrase, il se dirige vers le flacon de perfusion et tourne le petit robinet comme il éteindrait la lumière avant d'aller se coucher.

L'image laisse place à une page blanche.

J'ai peur d'avoir perdu mon temps à jouer aux jeux vidéo, à écouter le flot de mes souvenirs, à regarder les autres vivre sur petit et grand écran. Je n'ai pas pris le temps de jouer avec les mots, de les mettre en musique et d'écrire ce que j'ai vécu.

La nuit est déjà tombée. Je peux me déplacer sur la terrasse à loisir, entrer dans l'antichambre de mon inconscient et suivre le fil de ma pensée dans un couloir obscur et exigu. 

Au bout de la nuit je rejoins cette lueur si douce. C'est une porte dont seule l'embrasure de lumière révèle la présence. Je l'ouvre et découvre une petite chambre presque vide mis à part une chaise et un bureau. En son centre, l'écran d'un ordinateur me fait face. Je m'assois devant et l'allume. Une led verte crépite et grésille. L'écran s'illumine et me donne à voir mon propre visage. 

Je l'observe un temps. Il n'est pas synchronisé avec mes mouvements; probablement un enregistrement. L'icône 'microphone' clignote. Il faut que je dise quelque chose. 

– Je ne sais quoi dire.
– Qui es-tu?

Ma propre image questionne mon identité.

– Personne, repondé-je instinctivement.

Elle reste impassible, puis me demande sur un ton blasé:

– Que dois-je faire pour terminer ce jeu stupide?
– Joue!

C'est la seule réponse qui me vint à l'esprit. Mon image grimace, lève les yeux au ciel et se lance dans une violente diatribe:

– C'en est assez docteur! Ce jeu est non seulement ennuyeux mais cette intelligence artificielle pauvre. Mon image ne fait que répéter des mots déjà prononcés. Ce n'est pas crédible!
– Il faut que tu ailles au bout de cette histoire, rétorque-t-il.
– Je n'en vois pas l'issue!

Il baisse les yeux sur moi et pour la première fois depuis le début de ce jeu, je ne suis plus bien sûr que c'en est un. 

– Je sais faire la différence entre le virtuel et le réel! , m'enervé-je. 
– Vraiment? Alors comment se fait-il que tu répètes ce que tu as déjà dit comme un robot?
– Je ne sais quoi dire.
– Exactement.
– J'ai peur...
– C'est bientôt fini.

Il lève à nouveau les yeux au ciel:

– Docteur, si mon double le consent, mettrez-vous un terme à ce jeu de dupes?
– Si tel est votre souhait.

Mon visage me dévisage:
– Peu importe ce qui réel ou virtuel, que tu sois mon reflet ou mon âme, mettons fin ensemble à cette histoire.

Je réponds alors avec conviction: 
– Bien.
– Je suis triste de l'entendre, répond le docteur tendrement en levant la plume de son carnet.

L'écran s'éteint. Pour la première fois je ressens une sensation de chaleur. Ma pensée s'égare et ma vision se diffracte en de multiples losanges bleutés.

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