mardi 4 novembre 2014

"Akira" de Katsuhiro Otomo


Ni Dieu, ni maître.

« Je dirai […] la vérité aux Français. » avait déclaré Manuel Valls lors de son discours de politique générale en citant Pierre Mendès France. La vérité ? Valls l’a dite au Medef (Mouvement des Entreprises de France) : « Nous vivons dans une économie de marché, dans un monde globalisé […] » et l’Etat français finit d’achever sa Providence emportée dans cette immense vague de ce que nous appelons, sans trop savoir ce que c’est, la mondialisation. Libre circulation des marchandises, des capitaux, des hommes. Matérialisme exacerbé à l’ère de l’immatériel. La déshumanisation mondiale serait depuis longtemps programmée. Il ne resterait que quelques barrières technologiques à faire tomber et nous n’aurons même plus d’âme à marchander.

Faut-il donc accepter sans coup férir le déclassement de notre civilisation ? Se lamenter du « grand remplacement » ? S’indigner ? Célébrer la diversité ? S’adapter à son temps ? Conserver notre mémoire collective? La sauver de ces hordes de djeunes écervelés? Toutes ces grandes questions agitent le bocal médiatique. En attendant le peuple se désintéresse massivement de la politique, la fracture sociale s’approfondit, l’endettement se creuse, les acquis sociaux se démantèlent, les communautarismes se renforcent, les pensées se radicalisent, les paroles de haine se libèrent, la paranoïa collective s’intensifie et les intellectuels cherchent en vain à relancer la machine idéologique. « C’est vraiment une misère que de vivre sur la terre ! »1

Alain Finkielkraut commence son dernier livre, L’identité malheureuse, par se rappeler son histoire pour l’intégrer dans la grande. Il a l’intime conviction qu’il comprend ce mal qui gangrène les démocraties occidentales et tout particulièrement la nation française. C’est ainsi qu’il nous donne accès au long cheminement d’une pensée qui émergea des cendres de l’évènement le plus terrible du 20ème siècle. Il nous conte la chronique d’une mort annoncée, celle de notre culture.

Comme Saint Julien l’Hospitalier, j’aimerais l’accueillir sur ma barque, le faire passer de l’autre côté, l’amener chez moi, dans mon intimité, lui offrir mon pain, mon vin, ma chaleureuse amitié dans l’espoir que ce parfum mortifère se transforme en souffle divin.

Je suis Tetsuo, Tetsuo Shima. Je suis né dans la banlieue sud de Néo-Tokyo. J’ai aimé cette ville « nouvelle » où les arbres, encadrés de barres d’immeubles, ne touchaient jamais le ciel. Je fus un enfant solitaire, réservé, perdu dans mes rêves nourris de mangas et de jeux vidéo. Ce fut l’univers parallèle de mon adolescence et celui, je pense, sans trop me tromper, de ma génération, celle qui amorça une rupture discrète mais profonde avec celles antérieures. Sans véritable idéal politique, abreuvée d’images, peu versée dans les lettres classiques, cette génération, je la fis mienne. Sa sous-culture fut mon point d’ancrage dans un monde en plein bouleversement géopolitique et une société en proie aux crises économiques à répétition.

Le jeune que je fus ne me semble pas grandement diffèrent du jeune d’aujourd’hui, celui à qui « rien ne manque » selon Alain Finkielkraut. « Il ne peut vouloir qu’on l’élève : il est sur un trône. » Je fus effectivement ce jeune désœuvré ne trouvant de modèle vers qui lever mes yeux. Comment s’identifier à ceux qui ne seront jamais quelqu’un ? A quoi bon s’obstiner à écouter le maître, à boire ses paroles, à apprendre quand le talent n’est pas là. Je préférais gribouiller des obscénités dans un coin de mon cahier plutôt qu’écrire sans profondeur. J’admirais la beauté. Je ne la saisissais jamais. Elle passait devant moi sans me regarder et j’étais bien trop timide pour l’extirper de mes fantasmes poisseux. A quoi bon s’acharner quand le cœur n’y est pas ? La société avait certes des choses à m’offrir, une perspective d’avenir, un job, une carrière, un heureux mariage, une famille nombreuse, une retraite paisible. Quand mes rêves se sentaient à l’étroit, il me restait la magie du cinéma, les éternels rebondissements des séries télé, les yeux explosés par les jeux vidéo, les soirées trop arrosées, les conversations sans but, les amis d’un jour ou d’une vie, les nuits sans lendemain. Tant de choses pour laver mon cerveau de toute aspiration à renaitre.

Ce que j’affectionnais cependant, c’était de sécher les cours à l’université pour m’adonner à mon passe-temps favori : la vitesse. Une amphé sur la langue, la pupille dilatée, les mains serrant nerveusement le guidon de ma moto trafiquée, je brulais le bitume et ma jeunesse sur les autoroutes abandonnées de Néo-Tokyo.

Je me foutais bien de l’école ne voyant aucun avenir dans une société gangrénée par la corruption et vendue au travail. Filant à toute berzingue dans la nuit, le regard vide, la pensée claire, j’oubliais que la République ne m’avait laissé ni Dieu, ni maître.

Soudain surgit cet enfant vieux au milieu de l’autoroute, figé dans l’instant, ébloui par la violence du phare de ma moto. L’enfance qui ne finit pas. Le choc entre le réel et le fantastique fut inévitable. Ma névrose explosa. Ma pensée se libéra. Ma puissance grandit dans des proportions illimitées. Je dominais les hommes, mais cette liberté totale, cette jouissance infinie, m’amena inéluctablement à une dégénérescence de la chair. Je portais le monde à ma bouche et dévorais le corps de celles que je dévorais jadis des yeux. Je régressais en enfance, là où tout avait mal commencé, là où tout doit recommencer. La naissance d’un nouvel empire sur les cendres d’une République à laquelle on ne pourra jamais pardonner Hiroshima. La naissance d’un nouvel homme qui aura retrouvé son Dieu, son maître : l’espoir. Akira.

(1) L’imitation de Jésus-Christ, Thomas A Kempis

samedi 19 juillet 2014

"Interstellar" de Christopher Nolan


La mise en orbite d’Interstellar est imminente. Alors que Christopher Nolan se tourne vers les étoiles et que le spectateur s’attend à un nouveau déluge d’effets spéciaux, le temps semble propice à rester chez soi et à jeter un œil aux origines de son œuvre cinématographique.

L’infini, il connait: histoires qui tournent en boucle, personnages qui tournent en rond. Following, film fauché, compliqué, névrosé et raté portait en lui les germes du succès futur d’un des réalisateurs les plus talentueux de sa génération : scénario « poupée russe », héros perdu dans des faux-semblants, ambiance étouffante, image léchée, tous les ingrédients y était, mais la sauce ne prit pas. 

Elle prendra au film suivant, Memento, co-écrit avec son frère, Jonathan Nolan, ainsi que la plupart de ses autres triomphes critiques et commerciaux. Memento est le film sans mémoire d’un metteur en scène issue d’une époque qui ne se souvient plus ou qui veut oublier : l’histoire des hommes, ce qui les lie, leur Destin commun. 

Il le cherche pourtant dans chaque film, y met toute son énergie, toute sa créativité. Son incapacité à transcender est touchante. Son désir de toucher l’invisible est contagieux et avec lui nous espérons qu’au-delà des cliffhangers à répétition, nous découvrirons ce qu’il manque à Christopher Nolan pour saisir ce rien qui fait un tout. Hitchcock, Bergman, Tarkovski, Kubrick, Russell, Roeg, Cronenberg, Allen, Lynch, Soderbergh, Cameron y sont bien arrivés. Pourquoi pas lui ? Que lui manque-t-il pour s’élever au-dessus de cette foule de réalisateurs qui se sont essayés à la science-fiction et au fantastique sans jamais ou rarement réussir à pénétrer le secret de leurs maîtres : Scorcese, De Palma, Lucas, Scott, Spielberg, Verhoeven, Wachowski, Aronofsky, Niccol, Snyder, Abrams, Jones, Edwards, Cuarón. La liste est longue, interminable et ennuyeuse. 

Que fait défaut à ces metteurs en scène prodiges pour s’affranchir du monde des images ? Une culture littéraire ? Une profondeur que la caméra ne saura jamais atteindre. Ces mots qui lient les hommes aux delà des apparences et déjouent les clichés même lorsqu’ils sont tus. 

Une culture musicale ? Ce souffle insaisissable qui ébranle les cœurs les plus insensibles. Ce liant qui fait oublier que le cinéma est discontinu, un roman-photo, un tour de magie souvent sans prestige. 

Un art du cadre ? Une structure pour nos vies insensées, une digue contenant le débordement de nos passions. Cette fenêtre sur l’infini, Christopher Nolan n’en a pas encore scié les barreaux. Son enferment est mental. Un labyrinthe de verre et de miroirs. Une profusion de reflets où le regard d’une femme pourrait laisser penser à une possible échappatoire : Qu’elle soit mure (Lucy Russell), froide (Carie-Anne Moss), sensuelle (Scarlett Johansson), ingénue (Maggie Gyllenhaal), adolescente (Ellen Page) ou, cette fois-ci, enfant (Mackenzie Foy), partageons l’espoir que dans ce dernier regard qui renvoie tout homme à ses origines, Interstellar prendra son envol et déploiera son imaginaire dans des cieux inexplorés. Nous pouvons toujours rêver.

mardi 21 janvier 2014

"La Vie d’Adèle - Chapitres 1 et 2" d’Abdellatif Kechiche

C’est l’histoire d’une jeune fille qui cherche sa voix. Comment la libérer des alluvions charriées par le flow du phrasé populaire ? Comment l’emporter dans les brises légères du marivaudage ? Comment sortir des apparences et s’enfoncer dans les profondeurs du réel, remuer sa boue, surmonter ses miasmes, déloger la pépite de vérité qu’Abdellatif a vu briller dans les yeux d’Adèle ?

Une rencontre, un coup de foudre, un rêve. Celui qui permettra à Adèle de sortir d’elle-même, qui permettra à Abdellatif de poser un regard étranger sur son identité. 

Un choc. Visuel, sonore, culturel, social. C’est Emma, une étudiante aux Beaux Arts, aux cheveux bleus, au sourire carnassier prêt à dévorer son modèle. Y-aurait-il des arts moches se demande innocemment Adèle, elle qui est belle comme une rose qui aurait fleuri au sommet d’un tas de fumier ? Abdellatif voudrait tant l’arracher de ce milieu qui se goinfre de bolognaise, mais il n’ose pas vraiment. De quoi a-t-il peur ? De blesser cette jeune fille dans la fleur de l’âge ? D’égratigner cette image bien léchée ? De trahir l’origine de son nom ? De l’enlaidir ? Certes la morve se mélange aux larmes mais où est donc la sueur qui aurait dû faire basculer la midinette dans la moiteur du désir ambigu, du plaisir interdit, de la réalité du monde adulte, dure, incertaine, irréductible à toute idéologie ? 

Abdellatif reste étrangement étranger à cette scène cruciale de son film, de son discours, de sa réflexion sur les amours tourmentées entre des religions, des cultures, des langues différentes. Doivent-elles vraiment se mêlées au risque de s’aliéner, que l’une d’elle se perde dans l’autre ? Peuvent-elles être des égales, des reflets inversés ? Abdellatif ne veut pas rentrer dans le vif de son sujet, dans ce qui fait mal, dans ce qui rend tout véritable amour impossible. Aurait-il peur de cette fusion où le perdant n’est pas forcément celui qu’on croit ? Si la parité parfaite donne une belle image, ne fait-elle pas illusion? Abdellatif, pétrifié par cette question fondamentale à son cinéma, reste interdit face à ses deux héroïnes, entre deux eaux troubles, incapable de donner chair à un idéal qui lui est cher, celui d’élever la voix de la jeunesse au niveau de celle de ses pères.