C’est la nuit des
philosophes à l’Institut Français de Londres. Ils ont chacun vingt minutes pour
prouver que le monde n’est pas ce qu’il semble être. Il y a foule. Il y a du
bruit. Je fais la queue au bistrot et attends impatiemment mon ballon de rouge,
ma bulle d’air. Après une bonne demi-heure, je peux enfin savourer ma piquette
en me dirigeant vers un des salons où la pensée est à l’œuvre. Je pénètre une
salle à l’étage de l’institut. Elle est bondée. Je me fraye un chemin parmi les
curieux et m’installe au fond accoudé au rebord de la cheminée. Le discours de
la sommité de circonstance a déjà commencé sans que je m’en rende compte. Je
n’entends rien. Certaines personnes se rapprochent, tendent l’oreille. Je
décide de retourner dans le hall pour finir mon verre dans le brouhaha de la
vie.
La queue au bar
s’est allongée. Les gens préfèrent le vin gratuit à l’art de penser,
semble-t-il. A moins qu’ils attendent que l’alcool libère des idées longtemps oubliées.
Je m’assois au pied de l’escalier de marbre qui mène au Cinéma Lumière et me
plonge dans le programme de ce marathon philosophique de vingt-quatre heures.
J’ai loupé les Existentialistes. Je cherche désespérément les Pessimistes
lorsqu’une jeune femme s’assied sur une des marches devant moi. Elle me jette
un regard furtif et semble s’excuser d’avoir troubler ma rêverie. J’apprends qu’elle met en scène une pièce de
théâtre sur Camille Claudel. Je l’imagine jouer le premier rôle. Je cherche
dans ma mémoire. J’ai visité le musée Rodin. Je me souviens d’œuvres à la fois
torturées et gracieuses. Elle me parle de sculpture en mouvement tout en
scrutant la liste des discours à la recherche d’un sujet intéressant. Les
boucles de ses cheveux vibrent à chaque fois qu’elle lève son regard sur moi.
J’attends. Sa présence m’empêche d’écrire et pourtant je me demande si cette
rencontre ne pourrait pas devenir le sujet d’une phrase sans ponctuation. Dans
quelques minutes commence un colloque sur l’amour et le féminisme et voilà
qu’elle s’éloigne déjà. Elle me demande mon prénom et me dit à plus tard. Je ne
la reverrai peut-être pas. La vie suit son cours. Je reste sur la berge et la
vois s’écouler entre mes doigts.
Il y a un
discours dans vingt minutes sur la
mélancolie et Althusser. La puissance de ce mot m’envahit tel un frisson. C’est
agréable. Je cherche à ne pas penser, à ne pas perturber cette sensation si
fragile. Je voudrais l’embrasser, ne pas en saisir le sens, ne pas avoir à
écrire. Je balaye la salle d’un regard lassé. Il y a une surreprésentation de
barbus et de filles coincées. Ils mangent et boivent du café. Je commence à
ressentir le poids de mes paupières. Je me surprends de penser à Camille
Claudel. Un homme m’interpelle en s’asseyant devant moi. Il est visiblement
éméché. Il cherche désespérément un
discours sur le Marxisme, à parler. Je lui dis qu’il y en avait un sur Alain
Badiou en début de journée. Maintenant c’est trop tard. C’est du passé. Il se
dit émerveillé de voir tant de monde venir à ce genre d’événement. Cela lui
redonne espoir en l’humanité. Il apprécierait cependant que les gens soient plus
saouls pour que les langues se délient. La sienne a fourché. Il n’arrive pas à terminer son raisonnement. Il me
sourit. Je ne sais que répondre. Je suis fatigué. Il insiste un peu, continue à
blablater, puis se résigne face à ma passivité. Il se retire en me faisant un
petit signe de la main timide. La sauce n’a pas pris. Sa pensée lui est restée en travers de la
gorge et la mienne dans ces pages.
Je repense à cette fille, à Camille Claudel.
Elle avait quelque chose de plus que Rodin, me dit-elle. Cette femme avait du
génie. Alors que je tournais autour de ses sculptures, je me rappelle avoir ressenti sa présence comme si
une partie d’elle-même s’y était incrustée.
Je me demande si en se donnant on ne finit pas par se perdre. Elle ne reviendra
pas, mais je sens qu’elle est toujours ici. Je lève les yeux et attends qu’un
autre regard ravisse ma curiosité. Mon désir de m’abandonner s’éternise sur le
papier.